Et puis l'après-midi du 26, nous sommes allés chez Odile.

Dans la maison d'Odile, dodelinantes, nos têtes à tous les trois, Joan, Delphine et moi, les oreilles encore bourdonnantes des vents du matin, assis autour de la table d'Odile, dans sa maison qui suit la pente du terrain. Coqueluche - Odile. Pour moi, parler avec elle, c'était comme parler dans un rêve. Pas objectiviste mais collectiviste, je l'avais vue de témoin devenir figure. Pendant les heures du jour et de la nuit où je retranscrivais, bidouillais, agençais ses propos, j'avais assisté au devenir-figure d'Odile. Et quand l'après-midi du 26, nous sommes allés chez elle, c'était la vraie Odile. Odile - coquelicot. C'était la vraie Odile qui nous servait du café. C'était la vraie Odile qui nous donnait la recette du vin chaud. Je l'ai notée dans mon cahier :

1 bouteille d'eau 35 morceaux de sucre

faire bouillir

1 bouteille de vin rouge

canelle

Je l'avais écrit avec un seul n et Odile, elle a regardé dans son dictionnaire. Oui, c'est avec deux n cannelle. Je me souviens alors : Odile apprenait bien à l'école.

Oui ça va normalement oui

Est-ce qu'elle voulait rester à l'école ?

Non je savais pas la demoiselle elle voulait quoi

Son institutrice elle voulait

Mais mon père il m'a dit est-ce que tu veux être enfermée dans un bureau toute ta vie ou être en plein air

Alors moi j’ai dit être en plein air

Et quand je suis partie chez ma grand-mère dire que j'avais mon certificat

Elle m'a dit maintenant tu mets un tablier de sac et tu le tires plus avant ta mort

Voilà

Alors j’étais déçue

Et la première fois que je suis revenue de choux-fleurs avec mes parents

On avait fait des choux-fleurs on avait tout brouté à la brouette jusqu’au bout de la pièce

Alors mon père il broutait et moi j’étais attachée avec une corde devant que je tirai la brouette

Et après on devait mettre dans des caisses et dans le bateau

Et quand on est revenus à pied par la route les gens ils ont dit catastrophe

Herlies il est en foule de choux-fleurs on doit les jeter dans les bordures

Voilà

Alors moi je dis mince alors je dis enfermé dans le bureau tablier de sac j’dis bon

J’étais fort déçue

Cannelle donc et

faire frémir

La première chose que j'ai notée dans mon cahier chez Odile :

endives = en écoutant la radio

Est-ce que j'avais vraiment besoin d'écrire ça dans un cahier pour m'en souvenir ? De l'usage de nos surfaces d'inscriptions. Pourquoi on inscrit certaines choses ? Pourquoi on en laisse filer d'autres auxquelles on tient parfois davantage ? Quand on se dit : laisse-couler. Une économie entre couler, laisser-couler, couper, inscrire. C'est ça aussi, tu vois, les trucs à Deleuze et Guatarri, la territo-machin. Enfin c'était surtout une récurrence que je voulais noter. La veille dans le réduit où Sylvain préparait les endives pour le marché, la radio était allumée, elle allait même un peu fort. C'est aussi ça les sons, les sons au travail. Le bruit de fond de la radio dans le local. Ca allait trop fort et nous avons demandé de couper. Maintenant je me rends compte : nous avons eu tort. On cherche des sons mais on les coupe dans notre souci d'enregister un son plus propre. Mais la radio fait partie de l'économie sonore au même titre que le cri de l'endive. Regardons où nous mettons les pieds.

Bref : faire frémir.

La recette, on l'essaiera. Oui, nous pousserons l'investigation jusque là.

Les anecdotes d'Odile. Ses petites ritournelles bien à elle. Elle a chanté des bouts de la chanson : Le Forgeron.

Dans un village, minuit sonne
Un forgeron frappe le fer
Auprès du brasier qui rayonne
Son marteau s'élève dans l'air
Il retombe, et sa main velue
S'accompagne d'une chanson
En forgeant un soc de charrue
Pour une prochaine moisson

C'est pour la paix, dit-il, que je travaille
Loin des canons, je vis en liberté
Je façonne l'acier qui sert à la semaille
Et ne forge du fer que pour l'Humanité

Soudain, par la porte qui s'ouvre
Entre une femme au teint bronzé
Sous le long manteau qui la couvre
Elle tient un glaive brisé
Sa poitrine est toute sanglante
Et l'homme, en fronçant les sourcils,
Lui demande avec épouvante
"Femme, que viens-tu faire ici ?"

Moi, répond alors l'étrangère
Dans les sillons, je mets du sang
Reconnais-moi, je suis la Guerre !
Et forge mon sabre à l'instant !
Le forgeron saisit la lame
Mais la broyant sous ses outils
Il lui dit "Sois maudite, ô femme !
Toi qui m'as, un jour, pris mon fils"

C'est pour la paix que mon marteau travaille
Loin des canons, je vis en liberté
A jamais soient maudits les engins de bataille !
Je ne forge du fer que pour l'Humanité

Elle nous a dit les titres des vieilles chansons :

Petite fleur de misère

P'tit loupiot

Les carabiniers de Castille

Et C'est dès le printemps : une chanson d'Odile elle-même. Elle l'a chantée. Nous avons chanté avec elle. Je nous vois tous les quatre comme ça autour du café sur la table d'Odile et je me dis que j'ai connu des débuts de création plus laborieux. Oui. C'est du travail pourtant. Ou quelque chose comme ça.

Flablack

Le nom qu'enfant Odile donne aux Allemands à cause du bruit de leurs bottes. Et les anecdotes d'Odile :

Alors après la guerre on a eu l’droit d’avoir des Allemands pour travailler

Mais au matin y devaient travailler

Au Canal ils n’avaient pas le droit de revenir tout seul

Donc moi j’étais toute jeune et j’allais je demandais Machard puis je demandais Hans

Pis Hans y m’rapportait à z’épaulettes et puis je revenais avec lui

S’il avait voulu partir en Allemagne comme la vache et l’prisonnier avec moi à z’épaulettes eh ben voilà

Mais avec moi il avait l’droit d’venir mais autrement il avait pas l’droit d’venir tout seul

Ça c’était après la guerre

Delphine interroge notre hôte sur les sons du marais. Odile parle d'abord des petits oiseaux. Et des maraichers qui chantent sur leurs parcelles. Les oiseaux font Tipapaparadis Quand on coupe le chou-fleur, ça fait Clac et flick flick. Je note ça dans mon cahier. Mais sans trop de conviction. Delphine fait écouter notre enregistrement du matin. Là Odile a l'air vraiment intéressée. Même si elle ne reconnait pas du tout ce cri de l'endive dont nous sommes si fiers. J'ai montré un bout du texte à Odile. Elle a eu l'air surprise, presque contrariée. Elle a demandé si ce serait dit ou bien chanté. Son intuition est juste. Oui, ce sera sans doute comme un chant. Quand je lui ai demandé comment elle voyait une pièce sur les marais, elle n'a pas trouvé de réponse. Ce n'est que bien plus tard, au moment où nous partions qu'elle a dit qu'elle voyait plutôt des vieux maraichers assis autour d'une table et qui se rémémorent le passé. Odile a raison : on peut tout jouer assis autour d'une table. Là autour, on partage le monde. Et même si le spectacle se trouvait être très différent de ce qu'elle imaginait, j'espère que nous serons fidèles à l'esprit sinon à l'image de quatre amis assis ensemble autour d'un café sur une table. Le partage du sens. Quelque chose comme ça.

Odile

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